"Le Point" et "Le Monde" ont consacré fin septembre un article à la situation des Sénégalais candidats au départ clandestin vers l'Europe. Au moment où le débat sur l'immigration va venir devant le parlement français, il ne nous semble pas inutile de regarder ce sujet vu du côté des candidats à l'exil.
Les pays européens et l'Union européenne se sont récemment émus de l'arrivée croissante de migrants venus du continent africain ; les bateaux de fortune arrivant à Lampedusa et l'expression publique du Pape à Marseille sont venus éclairer une fois encore ce sujet si sensible. Si la route méditerranéenne depuis la Libye, la Tunisie ou le Maroc reste une voie très empruntée pour rejoindre l'Europe depuis l'Afrique, on ne compte plus les tentatives de rallier l'archipel espagnol des Canaries depuis le Sénégal.
Il faut dire que les départs depuis la ville marocaine de Dakhla, "seulement" située à 700 des Canaries, ont fortement décru en raison du renforcement des contrôles conjoints de l'Espagne et du Maroc : pour le seul premier semestre 2023, le royaume chérifien affirme ainsi avoir déjoué plus de 26 000 tentatives d'émigration irrégulière et les Espagnols admettent que les entrées irrégulières aux Canaries ont baissé de 63 % au premier trimestre 2023, par rapport à la même période en 2022.
Devant ces contrôles renforcés au Maroc, les candidats au départ se sont rabattus sur les côtes sénégalaises plus au sud malgré la distance (1500 kilomètres), la durée (plusieurs semaines de dérive parfois) et les risques d'une telle traversée en plein Atlantique. Cet été 2023, on estime que plusieurs centaines de candidats à l'exil ont ainsi perdu la vie en mer sur cette voie sénégalaise. Beaucoup de pirogues qui ont quitté les côtes sénégalaises n'ont jamais été retrouvées. Et encore, pour la seule période entre le 23 août et le 7 septembre, les autorités sénégalaises ont procédé au sauvetage de 1115 candidats à l'exil, sans parler des opérations préventives de police réalisées à terre qui ont permis d'empêcher le départ des pirogues.
Ce sont les difficultés économiques qui motivent la majeure partie des Sénégalais candidats au départ, dans un pays où l'inflation (14% en novembre 2022) renforce le coût des dépenses d'alimentation qui consomment à elles seules plus de la moitié des revenus des ménages. Toutes les familles sont ainsi touchées, y compris celles qui bénéficient d'un emploi stable. C'est donc d'abord l'absence d'espoir de construire une vie décente qui pousse les candidats, avec ou sans diplôme, à risquer leur vie sur l'océan.
Si les observateurs reconnaissent que l'état sénégalais a beaucoup investi ces dernières années dans de grandes infrastructures utiles, il reste que les activités de transformation agricoles et industrielles, grandes pourvoyeuses d'emplois et de valeur ajoutée, ont été négligées. Le renforcement des mesures policières de contrôle des frontières ne sauraient suffire à endiguer le problème : elles pourraient même inciter les jeunes à choisir d'autres parcours plus dangereux encore.
En tentant leur chance vers l'Europe, les candidats au départ ne risquent pas seulement leur vie. S'ils échouent et rentrent au pays, ils subissent alors l'opprobre des leurs. "Le Monde" publie ce témoignage saisissant de cet étudiant en Lettres Modernes à Dakar, originaire du sud du pays, qui avait décidé de quitter le Sénégal l’année dernière pour tenter sa chance en Espagne, faute de pouvoir payer ses études. Arrivé aux Canaries, il a été arrêté par les autorités espagnoles puis rapatrié par avion dans son pays le 22 septembre 2022. « Ma famille m’a abandonné… Mes deux oncles et un cousin qui ont cotisé 3 millions de francs CFA [environ 4 500 euros] pour que je voyage vers l’Espagne en passant par le Maroc ne me parlent plus et me demandent de les rembourser. (...) Beaucoup de gens se sont moqués de moi car je n’ai pas réussi alors que d’autres sont arrivés à destination. ».
Autre témoignage : Dogo, 40 ans, a vendu son taxi pour se payer le voyage vers l’Espagne, pour un coût de 2,5 millions de francs CFA ([3.800 €]. Mais, une fois arrivé aux îles Canaries, il a lui aussi été arrêté et expulsé par avion. Faute de pouvoir se racheter un taxi, il s’est lancé dans un petit élevage de poulets avec difficulté. « Je pense à des projets mais je ne trouve pas l’argent pour investir et les banques ne me feront jamais un prêt car je n’ai pas les garanties suffisantes », regrette Dogo qui ne peut plus compter sur sa famille qui lui a tourné le dos.
Malgré l'action d'associations locales d'aide et de programmes nationaux publics d'assistance, à l'échec du départ s'ajoutent les difficultés d'un nouveau rebond. Les migrants rapatriés n’ont alors qu’une idée en tête : essayer de nouveau la traversée malgré les risques encourus. Ainsi Lebou, pécheur professionnel intercepté par la Marine nationale sénégalaise au large de Saint Louis alors qu'il tentait de gagner les Canaries : « Je n’ai pas honte d’être revenu chez moi après un deuxième échec, car j’ai des amis qui ont tenté plus de cinq fois avant d’y arriver. Ce n’est pas en nous interceptant que nous allons nous décourager. »
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