En venant à Keur Camape, vous atterrirez à l'aéroport Blaise Diagne de Dakar. En effet, comme beaucoup d'autres grandes villes dans le monde (JFK à New York, Charles de Gaulle à Paris, Houphouët-Boigny à Abidjan, etc...), Dakar a baptisé son nouvel aéroport international inauguré en 2017 à Diass du nom d'un de ses fils les plus illustres : Blaise Diagne. C'est l'occasion de se pencher ici sur le parcours hors norme de cette haute personnalité méconnue de l'histoire du Sénégal.
Blaise Diagne est né le 13 octobre 1872 à Gorée, l'île qui fait face à Dakar, d'un père sérère, cuisinier et marin, et d’une mère manjaque originaire de Guinée-Bissau. Son vrai nom est Galaye M’Baye. Enfant de domestiques, ses aptitudes sont vite remarquées par la famille Crespin qui l’adopte et confie son éducation aux Frères de Ploërmel dans le Morbihan. Ce sont eux qui lui donnent le prénom chrétien de Blaise. Jamais pourtant Blaise Diagne ne reniera ses origines : « Oui, je suis le fils d’un cuisinier nègre et d’une pileuse de mil ! » déclarait-il fièrement.
Les missionnaires envoient ensuite leur élève boursier à Aix-en-Provence pour y préparer les Arts-et-Métiers. Mais le jeune homme a le mal du pays et il est malade. Il revient à Saint‑Louis du Sénégal pour suivre les cours de l’école secondaire Duval où il devient major de sa promotion en 1890. Il passe alors avec succès le concours de fonctionnaire des douanes en 1891 et entame sa carrière qui le mènera de 1892 à 1914 au Dahomey (actuel Bénin), au Sénégal, au Congo, à La Réunion, à Madagascar et en Guyane.
C'est à Madagascar qu'il rencontre en 1907 une Française de vingt-deux ans, Marie-Odette Villain, originaire d’Orléans qu'il épousera deux ans plus tard à Paris. Elle lui donnera quatre enfants dont Raoul, qui fut footballeur professionnel et premier footballeur africain à être sélectionné en équipe de France.
"Je suis Noir, ma femme est Blanche, mes enfants métis, quelle meilleure garantie de mon intérêt à représenter toute la population ?" Abandonnant la carrière administrative, Diagne revient à Dakar en 1914 pour s'y présenter aux législatives. La quasi-totalité de l’empire colonial français en Afrique n’a pas de députés mais il existe néanmoins une circonscription regroupant les "quatre communes de plein exercice" de Saint-Louis, Gorée, Rufisque et Dakar, territoires français depuis le XVIIe siècle dont les natifs, par exception, ont reçu le droit de vote.
Le député sortant en place depuis douze ans est devenu impopulaire. Blaise Diagne se lance dans la campagne sous l’étiquette de "socialiste indépendant". Il y attaque fortement les "Bordelais", c’est-à-dire les monopoles détenus par les grands commerçants de Bordeaux, ces "requins qui prétendent vivre du Sénégal en le fermant par une réclame menteuse à des concurrents de bonne volonté".
Sa profession de foi de candidat aux législatives s’adresse successivement aux Blancs et aux Noirs.
"Électeurs européens,
En inscrivant la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen sur la première page du livre d’or de votre libération en 1789, vos pères de la grande Révolution jurèrent que partout la France porterait la Justice, le Droit et la Fraternité.
Ceux d’entre vous qui, par essence et par origine, appartiennent à la Démocratie, et vous êtes nombre, ici, ne peuvent délaisser le beau patrimoine qui vous a été légué, pour voir dans la candidature d’un indigène, au surplus allié à vous tous par des liens de famille, une simple opposition de race. Ce ne serait ni Français, ni républicain…
Vous voterez donc pour le citoyen Diagne, parce que son programme est de raison et de justice pour vous.
Électeurs indigènes,
C’est la première fois qu’un des vôtres, appartenant aux mêmes origines premières, vient briguer vos suffrages pour le mandat de député. Vous ne ferez pas mentir la solidarité qui existe entre le candidat et vous tous. Vos pères, vos mères, vos sœurs, vos frères partagent avec ceux du citoyen Diagne les mêmes injustices, les mêmes aspirations vers un meilleur sort.
Si donc vous voulez avoir votre place au soleil, comme tout le monde, allez aux urnes, non plus pour vous donner un maître, mais pour vous choisir librement un ami, un parent, un défenseur de tous les instants…
N’oubliez pas surtout que si le geste de solidarité que nous vous demandons de faire pour élever un des vôtres ne s’accomplissait pas le 26 avril, vos adversaires qui se posent en maîtres incontestés de vos destinés déjà rabaissées, n’auraient plus aucun sentiment de retenue dans les desseins rétrogrades qu’ils vous réservent.
Nous sommes donc convaincus que vous irez aux urnes avec le seul souci de votre libération définitive. Demander la justice pour vous n’est point la supprimer aux autres. Donc vous serez dans la vérité en votant pour Diagne, car c’est voter pour vous-même.
Vive la France républicaine et socialiste !
Vive le Sénégal libéré pour tous !"
Au premier tour, le 26 avril 1914, Diagne arrive en tête et l'emporte lors du second tour le 10 mai. A Paris, c’est la surprise. Le ministre des colonies ne comprend pas ce qui se passe, les marchands de Bordeaux protestent auprès de William Ponty, le gouverneur général. Les adversaires de Diagne manœuvrent pour essayer de faire invalider l’élection, le déstabiliser, voire l’acheter. Quand il arrive à Paris, le député Diagne doit ravaler sa fierté.
Même électeurs, les indigènes du Sénégal peuvent-ils être considérés comme des citoyens français à part entière, eux qui ne sont pas soumis à l’obligation du service militaire s'interroge-t-on à l'Assemblée nationale ? A l’issue d’un débat nourri, la Chambre valide l’élection, le 8 juillet 1914. Une majorité de députés retient que Blaise Diagne est un fonctionnaire de la République mais le député noir est humilié d’avoir dû prouver sa citoyenneté. Le député de Dakar, pour la première fois, ne sera ni un Blanc ni un métis, mais un Noir. Blaise Diagne devient donc le premier Africain de l’histoire française à siéger au palais Bourbon où il sera surnommé “la Voix de l’Afrique“.
Quelques semaines plus tard, éclate la première guerre mondiale. Blaise Diagne voit là l’opportunité de faire accéder les Sénégalais au rang de citoyens français : en combattant aux côtés des soldats métropolitains, ils démontreront leur patriotisme et pourront prétendre à l’égalité civique. Le député Diagne, dans son premier discours, demande donc au gouvernement « le droit de servir au même titre que tous les citoyens français ». La Chambre vote la loi Diagne, définitivement adoptée par le Sénat le 19 octobre 1915.
Moins d’un an plus tard, la loi du 29 septembre 1916 reconnaît la citoyenneté française pleine et entière aux habitants des « quatre communes » et à leurs descendants. C’est la victoire de Blaise Diagne, mais à quel prix : des dizaines de milliers d’Africains vont combattre en Champagne et aux Dardanelles : des Sénégalais, devenus mobilisables à l’initiative de leur propre député, mais aussi des ressortissants de toutes les autres possessions françaises qu’une autre loi Diagne autorise en 1916 à signer des engagements volontaires.
"Ces populations doivent comprendre que, par l’appel même qu’elle leur adresse, la France les élève jusqu’à elle : c’est un honneur autant qu’un devoir d’être soldat. Dans cette guerre immense qui a la civilisation pour enjeu, leur sort est solidaire de nos destinées", déclare Clemenceau, président du Conseil et ministre de la Guerre. Clemenceau n’a certes jamais été un partisan du colonialisme mais la guerre fait rage et il sait ce que peut lui apporter Blaise Diagne : le 14 janvier 1918, il le nomme commissaire de la République dans l’Ouest africain, où le député de Dakar va recruter 72 000 soldats.
Le gouverneur général, Joost Van Vollenhoven, critique ouvertement "un effort qui pourrait porter atteinte aux ressources vitales de la colonie" mais Diagne met en cause le patriotisme de son adversaire, qu’il traite de "gouverneur général hollandais"… Désavoué par Clemenceau, Van Vollenhoven demande à être relevé de ses fonctions et part au front, où il mourra quelques mois plus tard.
Blaise Diagne ne s’est pas contenté de jouer les sergents recruteurs : en octobre 1917, devant la Chambre des députés réunie en comité secret, il défend les droits des soldats noirs, refusant qu’ils servent de chair à canon. Le compte-rendu des séances de la Chambre mentionne ses propos : "Malgré les assurances données, il résulte de faits lamentables, pour ne pas dire plus, que contre mon attente, contre la raison et contre l’intérêt de la défense nationale, le commandement a mis en jeu, dans de récentes opérations, ces troupes spéciales, dans des conditions de température telles que les hommes étaient d’avance physiquement frappés d’impuissance devant le froid, la neige et la pluie. C’est donc à un véritable massacre, sans utilité, hélas ! qu’ils ont été voués par l’inimaginable légèreté de certains généraux… Nous demandons à combattre dans des conditions humaines, rationnelles, que celui qui a un fusil à la main n’ait pas l’impression d’être un peu du bétail. (Applaudissements.)"
Attaquant avec virulence le général Mangin, théoricien de la "Force noire", Blaise Diagne finit sur un cri déchirant : "On a encore la prétention de croire que du matériel humain peut résister au canon et à la mitraille. Eh bien non ! Même pas des poitrines de nègres !(Vifs applaudissements sur un grand nombre de bancs. – L’orateur, en retournant à son banc, est félicité par ses collègues.)".
Ces propos témoignent de la lucidité de Blaise Diagne sur les abus qui se commettent quand il accepte, en 1918, le commissariat aux troupes noires chargé des enrôlements. Il restera commissaire jusqu’en octobre 1921sous quatre gouvernements différents. Il revient ensuite au Parti républicain-socialiste puis passe chez les indépendants de Georges Mandel.
Diagne est intransigeant lorsqu’il s’agit de dénoncer les actes racistes. En 1919, deux touristes américains chassent deux officiers africains d’un bus car ils ne comprennent pas que la ségrégation raciale ne soit pas appliquée en France. Diagne proteste au parlement, conduisant le président de la République Raymond Poincaré à se prononcer clairement et publiquement contre les discriminations liées à la couleur.
En 1922, Blaise Diagne se signale une nouvelle fois au parlement au lendemain d’un scandale sportif qui fait grand bruit à l'époque : le boxeur Battling Siki, originaire du Sénégal, est dépossédé de son titre après sa victoire sur Marcel Carpentier par la fédération française qui revient sur la décision de l’arbitre. Siki gagne par KO mais l’arbitre le déclare néanmoins perdant. Mais les protestations du public contre cette injustice flagrante contraignent l'arbitre à redonner la victoire à Siki. "Si je m’exprime aujourd’hui, dit Diagne, c’est pour que ce genre de choses ne se reproduise pas à l’avenir. Il est inconcevable qu’on ait privé Siki de sa victoire simplement parce qu’il est Noir". (en savoir plus ici)
Considéré par certains comme un traître à la cause des Africains pour les avoir amené à combattre aux côtés de la France; Diagne est loué par d'autres pour avoir milité en faveur des droits des "peuples de couleur" dans l’empire. Les milieux coloniaux conservateurs quant à eux le juge trop pro-africain et hostile à l’administration.
Après la guerre, il ne cessera pas de réclamer des contreparties pour la participation des Africains au conflit. "Efforts communs, sacrifices communs, destinée commune", scande-t-il comme un slogan. Il obtient un lycée pour Dakar mais ce geste du gouvernement ne lui suffit évidemment pas. Le 22 décembre 1924, le député du Sénégal demande la représentation au Parlement de l’ensemble des possessions françaises. La majorité ne le suit pas : les colonisés restent des colonisés et certains Sénégalais s’éloignent de Blaise Diagne, surnommé le "Judas nègre". On l’accuse même d’avoir perçu une commission par tête de soldat recruté.
Diagne est en 1921 président de la commission sur les colonies. Il négocie avec les riches commerçants bordelais qui lui étaient hostiles à ses débuts, ce qui ne plaît pas à ses détracteurs. Une opposition composée de jeunes africains tente de lui faire mordre la poussière lors des élections en 1918 : Lamine Gueye, qui a bénéficié de l’aide de Diagne à ses débuts à Paris, entame sa propre carrière politique et devient un opposant à Diagne. Gueye pousse Paul Deferre (père de Gaston Deferre, futur maire de Marseille), avocat à Dakar, à se présenter contre Diagne. Ce dernier bat facilement Deferre et sera constamment réélu.
Blaise Diagne, dans l’après-guerre, devient un personnage reconnu. Il pacifie ses relations avec les maisons de commerce bordelaises. Quatre fois réélu, il est nommé en 1931 sous-secrétaire d’État aux Colonies dans le gouvernement Laval et devient ainsi officiellement le premier ministre africain de la République française.
Il livre au début des années 30 la "bataille de l’arachide" en usant de toute son influence politique pour que la chambre des députés accorde une subvention à l’arachide sénégalaise victime de la crise mondiale qui sévit alors. Cette rude bataille affaiblit Diagne qui tombe malade ; alors qu’il est en voyage officiel en Afrique, Diagne ressent un malaise et est rapatrié en France où il décède à Cambo-les-Bains le 11 mai 1934. Dès l'annonce de son décès, Blaise Diagne devient très vite un enjeu de mémoire. Son corps est rapatrié à Dakar en 1935 et ses amis lancent une souscription pour lui ériger un monument.
En 1972, à l'occasion du centenaire de sa naissance, le Sénégal indépendant honore la mémoire de l’ancien député assimilationniste : Léopold Sédar Senghor, le Président sénégalais n’a pas oublié le temps où, lycéen en région parisienne, il a le député Diagne pour correspondant et protecteur.
Senghor trouve les mots pour décrire l'action de son ami : "on peut bien dire que Blaise Diagne figure parmi les précurseurs des idéologies nationales et des mouvements qui, ultérieurement, conduiront les peuples négro-africains à prendre pleinement conscience de leur histoire, de leur culture, de leur avenir – même si la voie que préconisait, alors, notre compatriote et qu’il convient de replacer dans son contexte, peut, aujourd’hui, sembler éloignée de celle qui, en fin de compte, a prévalu". Le pari de l’assimilation a échoué, mais non celui de l’affirmation : "C’est pourquoi nous n’hésitons pas à ranger ce fils de Gorée parmi les pionniers de la Négritude conçue comme combat contre le racisme et affirmation des valeurs du monde noir." Un buste honore d'ailleurs la mémoire de Blaise Diagne sur l’île de Gorée.
Défenseur des intérêts africains tout en étant "assimilé", acteur premier de la vie politique française, Blaise Diagne préfigure ce que seront les carrières d’autres députés africains au lendemain de la seconde guerre mondiale comme Galandou Diouf, Léopold Sédar Senghor, Lamine Gueye ou encore Félix Houphouët-Boigny qui hériteront tous du "style Diagne". Tous ses lieutenants, même si certains sont devenus ses adversaires par la suite, deviendront des ténors de la politique sénégalaise.
La mort de Diagne marque la disparition de celui qui fut sans doute le Noir le plus célèbre de son temps et un des hommes politiques africains parmi les plus influents de la première moitié du XXème siècle. Le souvenir du premier Africain ministre de la République française demeure vivace au Sénégal où plusieurs lieux publics portent son nom : l’avenue Blaise-Diagne, une des plus grandes de Dakar, le lycée Blaise-Diagne de Dakar et donc, à l'initiative du Président sénégalais Abdoulaye Wade, le nouvel aéroport international du Sénégal qui vous accueillera lors de votre prochaine visite à Keur Camape.
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